Le télétravail n’est que la pointe de l’iceberg

l n’y a pas que les jeunes de type «digital nomad» qui souhaitent s’expatrier et travailler sur leur ordinateur portable à partir d’une camionnette Westfalia.

Opinion. Aussi évidente peut-elle sembler, l’idée que la pandémie et les politiques de confinement ont changé le monde du travail en nous forçant à nous connecter à notre poste de travail à partir de la maison est fausse.

Cette idée relève surtout d’une certaine myopie collective alors que les avancements technologiques rendant possible le télétravail (l’internet, les ordinateurs portables et les logiciels, notamment) avaient déjà atteint un seuil fonctionnel suffisant pour permettre le travail à distance depuis plus d’une décennie, au moins, rendant la virtualisation inéluctable.

Le télétravail n’est donc que le début d’une série de transformations importantes du monde du travail.

De la délocalisation des postes administratifs de bureau qu’on croyait intouchables vers les pays en développement à l’expatriation de travailleurs et entrepreneurs qui quittent les grands centres urbains occidentaux aux coûts de la vie exorbitants en passant par les travailleurs plus futés qui occupent plusieurs emplois simultanément, à distance, grâce à l’intelligence artificielle, le débat autour du télétravail et du retour au bureau n’est que la pointe de l’iceberg.

 

Laval ou Hyderabad, quelle différence?

Les employés qui demandent ou exigent de pouvoir travailler de la maison devraient se poser la question : quelle est la différence, du point de vue de l’employeur, d’avoir un employé qui travaille de la maison en banlieue de Montréal ou bien à partir d’un pays d’Amérique du Sud ou de l’Inde ?

Sans que ceci ne remonte à la surface de notre conscience collective ou même que cela n’occupe l’esprit de nos gestionnaires en RH avant qu’un certain virus nous l’impose, la numérisation du travail permet, incite même, par souci de compétitivité, la délocalisation des emplois de bureaux demandant une certaine expertise technique vers des régions où la main-d’œuvre est moins coûteuse, à l’instar des emplois au sein de l’industrie manufacturière qui avaient quitté les économies avancées occidentales au profit de l’Asie, notamment, au courant des années 1980 et 1990.

Si l’idée peut sembler peu probable, quand elle n’est pas simplement rejetée par certains, elle est pourtant déjà une réalité.

Un article récent du Wall Street Journal parle même du phénomène comme d’une «deuxième vague de télétravail». L’article en question prend en exemple la mésaventure d’une employée en T.I. qui voulait faire prévaloir l’idée que son poste ne nécessite pas sa présence physique au bureau de l’entreprise dans l’État de la Virginie, ce qui permettrait à l’employée en question de vivre dans un autre État de son choix.

Malheureusement pour l’employée, les tâches liées au poste peuvent, en effet, s’effectuer à distance. «Malheureusement», car quelle différence y-a-t-il entre une fois que l’on conclut que le travail peut être effectué à distance, que l’employé en question soit basé dans une autre région ou en banlieue du même pays, ou ville ou bien de l’autre côté du monde, à Hyderabad, en Inde, où les coûts et les salaires sont substantiellement plus bas ?

Inutile de vous dire que le poste fut délocalisé en Inde permettant une économie salariale de 40% à l’entreprise américaine.

Vous croyez que cet exemple n’est qu’une exception et que votre emploi ne peut pas être délocalisé?

Nicholas Bloom, économiste à l’Université Stanford, estime «qu’environ 10 à 20% des emplois au sein de secteurs comme la T.I., les RH, la comptabilité et les services juridiques, notamment, sont à risque d’être délocalisés au courant des prochaines années.

 

Les employés se délocalisent, eux aussi

Ce n’est pas que les postes administratifs qui risquent de partir, mais les cols blancs eux-mêmes.

Accablés par un coût de la vie galopant dans les grands centres occidentaux, en particulier pour ce qui est de l’immobilier, il n’y a pas que les jeunes de type «digital nomad» qui souhaitent s’expatrier et travailler sur leur ordinateur portable à partir d’une camionnette Westfalia stationnée sur le bord d’une plage en Thaïlande.

Des travailleurs établis et expérimentés pouvant travailler à distance provenant d’une multitude de domaines font déjà le choix de quitter non pas simplement pour échapper aux rigueurs de l’hiver québécois, mais, car ils en viennent à calculer que les avantages de vivre à Montréal, Toronto, Paris ou Londres, aussi substantiels peuvent-ils être, diminuent progressivement alors que les coûts qui y sont associés augmentent et que la qualité de vie, elle, ne semble pas suivre ces mêmes coûts vers le haut.

Pour ces mêmes raisons, plusieurs entrepreneurs en sont venus également à lancer et à gérer leurs entreprises à partir de de pays qui leur sont plus favorables à plusieurs égards et pas que fiscalement. La manne est telle que plusieurs pays se font la compétition pour attirer ses expatriés.

Ceci peut sembler anecdotique, mais l’idée à l’origine de cet article m’est venue d’un ami qui gère une entreprise montréalaise en recrutement à partir de l’Italie sans problèmes, et ce à des frais largement inférieurs à sa vie dans la métropole québécoise, sans sacrifier sa qualité de vie, au contraire.

Pourquoi se limiter à Longueuil si on peut vivre à Rome?

 

Et pourquoi se limiter à un seul poste ?

Si les entreprises se posent la question à savoir quelle politique de retour au bureau leur convient, il devrait aussi se poser la question à savoir si leurs employés ne combinent pas plusieurs postes simultanément grâce à leur maîtrise de l’intelligence artificielle (IA).

Ces francs-tireurs du monde du travail qui ont décelé avant leur gestionnaire qu’une portion importante de leur travail pouvait être automatisée grâce aux avancées de l’IA en ont profité pour occuper simultanément jusqu’à 4 emplois dans certains secteurs alors que des outils comme ChatGPT effectuent 80% de leur travail, permettant à ses travailleurs «suremployés» (overemployed) de collecter plusieurs salaires, bien entendu.

De quoi aider à réduire l’impact de la pénurie de main-d’œuvre.

 

Un monde imprévisible

Tout ça démontre que la rapidité avec laquelle la technologie évolue dépasse notre capacité à nous y adapter pleinement. Dès que nous croyons avoir une certaine emprise sur celle-ci (l’industrialisation, mécanisation des transports, télécommunications mondiales, l’avènement de l’ordinateur personnel, de l’internet, l’impact des logiciels et algorithmes, etc.), une nouvelle forme, un nouvel aboutissement technologique chamboule notre vision d’un avenir proche, à l’image de l’émergence de l’IA récemment et son potentiel de transformer encore une fois la nature même du travail, alors que nous n’avons toujours pas tourné complètement la page de la pandémie.

Tout arrive en même temps : délocalisation de postes qu’on croyait non délocalisables, expatriation des employés qualifiés et phénomène des travailleurs occupant plusieurs postes grâce à l’IA.

Le Nouveau Monde du travail qui vient nous fera oublier rapidement nos discussions actuelles entourant les politiques de retour au bureau et de télétravail.

 

Source PHILIPPE LABRECQUE / Les Affaires